L’EUCHARISTIE
LE SACREMENT DE L’ASSEMBLEE
par père Alexandre Schmemann
L’eucharistie c’est l’Église qui entre dans la joie de son Maître. Entrer dans cette joie comme en être le témoin dans le monde est, en vérité, l’appel même adressé à l’Église, sa leitourgia essentielle, le sacrement par lequel « elle devient ce qu’elle est ».
La meilleure façon de comprendre la liturgie eucharistique est de la regarder comme une route ou une procession. C’est la route par où l’Église entre dans la dimension du Royaume. Nous employons ce mot « dimension » parce qu’il semble le meilleur pour indiquer le comment de notre entrée sacramentelle dans la vie ressuscitée du Christ.
Notre entrée dans la présence du Christ est une entrée dans une quatrième dimension qui nous permet de pressentir l’ultime réalité de la vie. Ce n’est pas une évasion du monde. C’est plutôt l’arrivée à un point privilégié d’où notre vue peut plonger plus profondément dans la réalité du monde.
La mise en route commence quand les chrétiens quittent leurs maisons et leurs lits. En vérité, ils quittent leur vie dans ce monde, dans ce monde présent et concret. Qu’ils aient à faire trente kilomètres en auto ou qu’ils contournent à pied un pâté de maisons, ils commencent déjà à poser un acte sacramentel, un acte qui est la condition première pour tout ce qui va arriver d’autre. Car ils sont alors en route pour constituer l’Église, ou plus exactement, pour être transformés en Église du Christ. Ils étaient des individus, les uns blancs, d’autres noirs, les uns riches, d’autres pauvres, ils étaient le monde « naturel », une communauté naturelle.
Et voilà qu’on les a appelés à « se rassembler en un même lieu », à apporter avec eux leur « monde » même, à être plus qu’ils n’étaient : une communauté nouvelle vivant d’une vie nouvelle. Nous sommes déjà bien au-delà des catégories d’adoration et de prière en commun. Le but de ce « rassemblement » n’est pas simplement d’ajouter une dimension religieuse à la communauté naturelle, de la rendre « meilleure », plus responsable, plus chrétienne. Le but est d’accomplir l’Église, c’est-à-dire de re-présenter, de rendre présent l’Unique, en qui toutes choses sont à leur fin, et toutes choses sont à leur commencement.
La liturgie commence alors comme une réelle séparation du monde. Le Christ dont nous parlons n’est pas de ce monde (cf. Jean 8,23 ; 18,36) ; après sa résurrection, il n’a pas été reconnu, même par ses propres disciples. Marie Madeleine le prit pour un jardinier. Quand deux de ses disciples faisaient route vers Emmaüs jésus lui-même s’approcha et fit route avec eux « et ils ne le reconnurent pas avant qu’il ait pris du pain, l’ait béni, rompu et le leur ait donné » (Luc 24, 15-16, 30). Il apparut aux Douze « les portes étant fermées ». Il devint évident alors qu’il ne suffisait plus, désormais, de savoir simplement qu’il était le fils de Marie. Il n’y avait matériellement rien qui oblige à le reconnaître. En d’autres termes, il ne « faisait plus partie de ce monde », de sa réalité ; et le reconnaître, entrer dans la joie de sa présence, être avec lui voulait dire se convertir à une autre réalité. La glorification du Seigneur n’a pas l’évidence contraignante et objective de son humiliation et de sa croix. On ne connaît sa glorification que par la mort mystérieuse aux fonts baptismaux, par l’onction de l’Esprit Saint. Elle n’est connue que dans la plénitude de l’Église quand celle-ci se rassemble pour rencontrer le Seigneur et partager sa vie ressuscitée.
Partir, arriver…, c’est le commencement, la ligne de départ du sacrement, la condition nécessaire à sa puissance et à sa réalité transformante. La liturgie orthodoxe commence par la doxologie solennelle : « Béni soit le Royaume du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles. » Dès le début, on proclame la destination : la route mène au Royaume. C’est là que nous allons, et pas symboliquement, mais réellement. Dans le langage de la Bible qui est le langage de l’Église, bénir le Royaume n’est pas simplement l’acclamer. C’est annoncer clairement qu’il est le but, le terme de tous nos désirs et intérêts, de toute notre vie, la valeur suprême et ultime de tout ce qui existe. Bénir c’est accepter dans l’amour et avancer vers ce qui est aimé et accepté.
Ainsi l’Église est l’assemblée, la réunion de ceux qui ont reçu la révélation du but ultime de toute vie, et qui l’ont acceptée. Cette acceptation s’exprime dans la réponse solennelle à la doxologie : Amen. C’est, en vérité, l’un des mots les plus importants du monde, car il exprime l’assentiment de 1’Église à suivre le Christ dans son ascension vers le Père, à faire de cette ascension la destinée de l’homme. C’est le don que nous a fait le Christ, car c’est seulement en lui que nous pouvons dire Amen à Dieu, ou plutôt c’est lui-même qui est notre Amen à Dieu, et l’Église est un Amen au Christ. C’est sur cet Amen que se joue la destinée de la race humaine. Il révèle que la marche vers Dieu est déjà commencée.
Mais nous n’en sommes encore qu’au début. Nous avons quitté « ce monde-ci ». Nous nous sommes rassemblés. Nous avons entendu la proclamation de notre destination ultime. Nous avons dit Amen à cette proclamation. Nous sommes l’ecclésia, la réponse à cet appel et à cet ordre. Et nous commençons avec des « prières et supplications », avec une louange communautaire et joyeuse.
Une fois de plus, il nous faut souligner le caractère joyeux du rassemblement eucharistique. Car l’insistance médiévale sur la croix, bien qu’elle ne soit pas erronée, ne présente cependant qu’un aspect. La liturgie, avant tout, est le rassemblement joyeux de ceux qui vont rencontrer le Seigneur ressuscité et entrer avec lui dans la chambre nuptiale. Et c’est cette joie de l’attente, et l’attente de cette joie qui s’expriment dans les chants et le rituel, les ornements et l’encensement, dans la « splendeur » de la liturgie qu’on a si souvent dénoncée comme sans nécessité, voire pécheresse.
Sans nécessité, certes, elle l’est, car nous sommes bien au-delà des catégories du « nécessaire ». La beauté n’est jamais « nécessaire », « fonctionnelle » ou « utile ». Et quand, dans l’attente de quelqu’un que nous aimons, nous mettons une très belle nappe sur la table, la décorons de bougies et de fleurs, nous faisons tout cela non point par nécessité mais par amour. Et l’Église est amour, attente et joie. Elle est le ciel sur terre, selon notre tradition orthodoxe. Elle est la joie de l’enfance recouvrée, cette joie libre, inconditionnelle et désintéressée qui est seule capable de transformer le monde. Dans notre piété adulte, sérieuse, nous demandons définitions et justifications et celles-ci sont enracinées dans la crainte. Crainte de la corruption, des déviations, des « influences païennes », etc. Mais « celui qui craint n’est pas consommé en amour » (I Jean 4, 18). Tant que les chrétiens aiment le Royaume de Dieu, et ne se contentent pas d’en discuter, ils le « re-présentent » et le signifient, dans l’art et la beauté. Et le célébrant du sacrement de la joie se présente revêtu d’une chasuble splendide, parce qu’il est nimbé de la gloire du Royaume, parce que, même dans une forme humaine, Dieu apparaît en gloire. Dans l’eucharistie, nous nous tenons debout en présence du Christ et, comme Moïse devant Dieu, nous sommes là pour être couverts par sa gloire. Le Christ lui-même portait une tunique sans couture que les soldats au pied de la croix n’ont pas déchirée. On ne l’avait pas achetée au marché, mais, selon toute vraisemblance, elle avait été tissée par les mains aimantes de quelqu’un.
Extrait du livre du père Alexandre Schmemann,
Pour la vie du monde,
Desclée, 1969.